Introduction

Pour comprendre le message d’un film, ce que veut nous dire l’auteur, il est important de saisir le thème du film. La structure narrative est le moyen d’articuler le thème et le message à travers l’histoire. C’est l’outil principal que l’on utilise pour décoder le message de l’auteur. La structure des films est presque toujours la même, ce qui ne signifie pas que le contenu est similaire d’un film à l’autre. La structure s’apparente à une forme de grammaire, et chaque auteur l’utilise pour composer sa propre poésie.

Pour illustrer cela, prenons la structure d’une blague sous sa forme la plus simple : il y a l’exposition et la chute. L’exposition peut être longue ou courte, et souvent la chute est rapide et inattendue. Au-delà, on peut tout inventer.

Exemple de blague :
Un type entre dans un café (exposition), plouf ! (chute). Ici, le genre est l’absurde.

Deuxième exemple :
Un type entre dans un café, il se passe plein de choses (exposition), il finit par glisser sur une peau de banane. Le genre est ici le burlesque.

On constate que le genre donne souvent le ton. Le genre des films influence énormément le thème. Chaque genre a son thème de prédilection. La structure narrative reste la même d’un genre à l’autre, mais elle développe certains points structurels de manière différente et spécifique, comme une deuxième structure qui se fond dans la structure traditionnelle des films.

Nous allons analyser avec «The Dark Knight» la structure narrative spécifique au genre auquel ce film appartient : le crime.

Les beats de John Truby

Les beats sont les moments clés par lesquels passe une histoire pour être la plus efficace et exposer son thème. Chaque film comporte 22 beats, qui sont des moments structurels distincts, et plus largement, 7 parties principales (moments temporels distincts) appelées steps. Chaque genre a une manière spécifique de traiter ces beats.

Rappel de la structure traditionnelle en 7 steps :


1) Weakness (Beat) / Need (Beat) (Faiblesse et Besoin)

  • Présentation du personnage dans son quotidien.
  • La faiblesse (beat) du personnage l’empêche d’être heureux, ce qui crée un besoin de changement (au début, le personnage n’en a pas — ou peu — conscience).
  • Le personnage agit ainsi à cause d’une fausse croyance (beat).
  • C’est le début de l’arc narratif (valeurs) du personnage, marquant le conflit interne qu’il devra résoudre lors du climax (beat).
  • On distingue deux types de faiblesses :
    Morale (beat) : le personnage en souffre.
    Psychologique (beat) : les autres en souffrent.
  • Cette étape crée une identification avec le protagoniste.


2) Le désir (Beat)

  • L’élément déclencheur crée le désir en attaquant la faiblesse du protagoniste.
  • Le protagoniste veut atteindre un but clair et précis.
  • Le désir est le cœur de l’intrigue et ce qui donne envie au spectateur de connaître la fin.
  • Opposition entre le désir et le besoin.
  • Le désir se complexifie et se rapproche du besoin.
  • Le protagoniste ne peut pas l’obtenir tant qu’il persiste dans son comportement initial (fausse croyance).
  • Lors du climax, le protagoniste fait un choix moral déterminant : obtenir ou renoncer à son désir.


3) L’antagoniste

  • L’antagoniste crée le conflit et offre la possibilité de changement.
  • L’antagoniste doit être aussi complexe que le protagoniste.
  • Le protagoniste est l’antagoniste de l’antagoniste.
  • L’antagoniste et le protagoniste partagent le même désir, mais ils le poursuivent différemment.
  • Ils doivent être de forces presque égales.


4) Le plan

  • Le plan consiste en une série d’actions élaborées pour atteindre le désir.
  • Le plan ne doit pas bien se dérouler et doit être continuellement adapté.
  • Le plan doit être créatif et surprenant.


5) La bataille

  • L’ultime confrontation entre le protagoniste et l’antagoniste.
  • C’est l’aboutissement des deux plans qui se confrontent.
  • La localité et la temporalité se réduisent (souvent à une scène) pour augmenter l’intensité dramatique.
  • L’issue doit être incertaine.
  • Cela permet de distinguer clairement, une dernière fois, le protagoniste de l’antagoniste en montrant leurs valeurs en action.


6) La révélation personnelle

  • Moment où le héros comprend ce qu’il a mal fait tout au long de l’histoire.
  • Climax : choix moral entre le désir et le besoin, nécessitant un sacrifice.
  • Idéalement, le héros choisit son besoin tout en obtenant également son désir.


7) Nouvel équilibre

  • Retour à la normale.
  • Par contraste, on montre ce que le héros a gagné et appris.
  • Idéalement, tout le monde en profite.


Nous aborderons la structure spécifique au genre crime après la vision du premier extrait, mais commençons par évoquer le thème du genre crime, auquel appartient «The Dark Knight».

Crime (genre)

Une Exploration des Morales en Conflit.

Le genre Crime s’interroge toujours sur une question fondamentale : «Comment les gens vivent-ils ensemble en société ?». Cette interrogation prend tout son sens lorsqu’un individu, le criminel (antagoniste), transgresse les règles sociales en commettant un crime. Ce geste remet en question le bien-fondé de la règle ou de la loi qu’il enfreint. L’antagoniste se positionne systématiquement au-dessus des règles de la cité et considère que sa morale personnelle, qu’il juge supérieure à celle de la société, légitime ses actions illégales.

À l’opposé, le policier (protagoniste) croit en la cité. Il reconnaît qu’elle est imparfaite mais souhaite la préserver du criminel. Pourtant, lui aussi possède souvent une morale qu’il estime supérieure à celle de la cité. En cela, il partage une certaine proximité avec le criminel. Cependant, leurs morales ou philosophies divergent radicalement.

L’enjeu d’un récit de ce genre réside dans l’exposition de ces trois systèmes moraux — celui de la société, du criminel, et du policier — et dans leur confrontation argumentative. Quelle philosophie est la plus juste ? Celle de la société ? La morale transcendante du criminel ? Ou celle du policier ?

Dans The Dark Knight, cette dynamique se traduit par l’opposition entre la philosophie du Joker et celle de Batman, ainsi que par les positions d’Harvey Dent et de Gordon.

Analyse

La Philosophie et la Psychologie du Joker

L’angle de cette analyse portera sur la compréhension de la psychologie et de la philosophie du Joker. Pourquoi est-il l’un des antagonistes les plus mémorables ? En quoi un antagoniste de qualité contribue-t-il à façonner un protagoniste exceptionnel et, par extension, un film réussi ?

Une Exploration Structurée des Enjeux et Valeurs dans The Dark Knight

Avant de regarder le premier extrait, gardons en tête quelques questions clés pour orienter notre réflexion :

  • Quelles sont les valeurs en jeu, et comment s’opposent-elles ?
  • Quel est l’élément déclencheur ?
  • Qu’apprend-on de la philosophie du Joker ?

Extraits

De 00:00 à 31:45

Résumé: dans cet extrait, Batman et Gordon ont quasiment nettoyé Gotham, forçant la mafia dans une position de faiblesse qui paralyse leurs activités. Batman cherche une alternative légale à son rôle et place ses espoirs en Harvey Dent, perçu comme une solution idéale. Cependant, le Joker entre en scène, bouleversant cet équilibre.

  • Premier coup du Joker : Il vole l'argent des mafieux, un objectif que Batman et Gordon n'ont pas pu atteindre.
  • Proposition du Joker : Il offre aux mafieux un pacte : éliminer Batman en échange de la moitié de leur fortune.
  • Conflit avec Gambol : L'un des mafieux, Gambol, refuse cette proposition, place un contrat sur la tête du Joker, mais se fait piéger et tuer.


Ce résumé ne suit pas l'ordre narratif du film pour présenter les événements. Dans le genre policier, il est courant de débuter par le crime, qui agit comme élément déclencheur. L'exposition vient ensuite, souvent montrée du point de vue des protagonistes, qui, à ce stade, ne saisissent pas encore pleinement l'importance de cet événement initial. (Une variation structurelle typique du genre criminel).

Analyse des beats structurels : Batman/Bruce Wayne
  • Faiblesse : Bruce veut tout contrôler. Batman, son alter ego, lui permet d’agir au-dessus des lois.
  • Besoin : Accepter l’état du monde tel qu’il est, renoncer à tout résoudre seul, et se débarrasser de Batman.
  • Désir : Sauver Gotham en la débarrassant des criminels.
  • Fausse croyance : Le chaos doit être contrôlé à tout prix. Batman est le seul moyen d’y parvenir.
  • Ghost : La mort de ses parents dans un acte de violence aléatoire l’a rendu obsédé par le contrôle et la force.
  • Désir suite à l’élément déclencheur : Sauver Gotham du Joker.
  • Conflit entre désir et besoin (ironie) : Bruce a besoin de Batman pour sauver Gotham, mais il doit abandonner Batman pour trouver une vie normale et évoluer.

Analyse détaillée des premières séquences

Minutage : 00:00 à 6:30 - Présentation du Joker (vol des mafieux)
  • Statut initial du Joker : Il s'impose comme un super-criminel, non seulement par son crime mais en transgressant les codes d'honneur des criminels traditionnels.
  • Théorie des jeux : Le Joker applique une logique mathématique pour maximiser son profit au détriment des autres. Il incarne une philosophie anarchique opposée à l'ancien code d’honneur des mafieux.


Citation clé (5:38) : «Ce qui ne tue pas rend plus étrange.» (Jeu de mots en anglais stronger/stranger)

  • Jeu de mots avec Nietzsche : «Ce qui ne tue pas rend plus fort.»
    Le Joker souligne que Batman, en bouleversant l'ordre classique du bien contre le mal, a engendré un nouveau type de méchant, plus imprévisible et dérangeant.
  • Symbole : Le masque du Joker, reflet inversé de son visage. Sans masque, ses cicatrices forment un sourire forcé, incarnant sa philosophie nihiliste : dans un monde absurde, les règles morales ne sont qu’un jeu.

Minutage : 8:00 à 10:30 - Présentation de Batman
  • Introduction déguisée : Le Batman que l’on voit en premier est un imposteur. Plusieurs «faux» Batman apparaissent avant que le véritable Bruce Wayne ne se montre. Cette mise en scène illustre le poids du symbole qu’il est devenu.
  • Élitisme implicite : Lorsqu’un faux Batman demande à Bruce pourquoi il n’est pas comme eux, il répond : «Je ne porte pas un maillot de hockey.» Ce dédain pour les imitateurs reflète le privilège de Bruce, qui se place au-dessus des lois et des autres grâce à ses ressources.


Minutage : 12:01 - Référence à Citizen Kane
  • Ironie : Un panneau indiquant «propriété privée» menace d’une poursuite légale ceux qui enfreindraient la loi. Paradoxalement, Bruce transgresse ces mêmes lois sous son identité de Batman.


Minutage : 14:00 à 16:00 - Présentation de Harvey Dent (le Chevalier Blanc)
  • Harvey est dépeint comme l’idéal de justice, admiré par la foule et incorruptible. Pourtant, des indices de duplicité apparaissent, comme sa pièce truquée à double face, symbolisant son angle unique, mais aussi sa face cachée que le Joker révélera plus tard.


Minutage : 19:20 à 21:39 - Rencontre entre Bruce et Harvey
  • Bruce voit en Harvey une solution à son dilemme moral : un visage public pour la justice, lui permettant d’abandonner Batman.
  • Symbolisme : Une feuille blanche cache la moitié du visage d’Harvey, évoquant les deux faces de sa pièce et la dualité entre chevalier blanc et chevalier noir.


Minutage : 21:56 à 26:00 - Le Joker face à la mafia
  • Le Joker se distingue par son imprévisibilité et son efficacité. Il anticipe les mouvements de la mafia et s’impose comme un leader anarchique.


Minutage : 26:00 à 29:40 - Dent, Gordon et Batman
  • Chacun représente une différente philosophie. Harvey est idéaliste (the White Knight) Batman le pessimiste (the Dark knight) et Gordon le réaliste (the Gray Knight).

Minutage : 29:40 à 31:30 - Confrontation avec Gambol
  • Inversion : Le Joker se fait passer pour mort, utilisant le désir de Gambol contre lui. Il démontre ainsi sa capacité à manipuler et inverser les attentes de ses adversaires.
  • Les cicatrices : Le Joker raconte une version de l’histoire de ses cicatrices, adaptant ses propos à chaque interlocuteur pour refléter leurs propres peurs ou croyances. Ses cicatrices symbolisent son acceptation du chaos et son mépris des règles morales.

Conclusion

Les enjeux et valeurs des personnages sont désormais bien posés, ouvrant la voie à une analyse plus approfondie des beats spécifiques au genre crime. Le Joker incarne une philosophie du chaos qui remet en question les fondations mêmes de la morale et de la justice, provoquant Batman et Gotham à réévaluer leurs propres règles.

Les Beats Spécifiques au Crime

Beat : Présentation de l’univers – La société superficielle

Dans le genre crime, on commence par présenter la société et ses règles morales. Cependant, il s’agit toujours d’un aspect superficiel. Le crime vient révéler cette superficialité, rendant visibles les défauts cachés auxquels tout le monde s’accommode.

La société décrite oscille toujours entre deux modèles sociétaux extrêmes :

  • L’état de nature, où il n’y a pas de règles communes et où seule la loi du plus fort prévaut.
  • L’état policier, où tout est sous contrôle absolu.


Dans The Dark Knight, la société présentée est profondément corrompue, proche de l’état de nature où la mafia fait la loi. Chaque individu est susceptible d’être corrompu, ce qui fragilise l’état de droit. Batman, par sa force, contourne également la loi dans sa tentative d’imposer de l’ordre (loi du plus fort). Cependant, il cherche à légitimer ses actions en faisant place à Harvey Dent, qui pourrait prendre le relais de manière légale. Batman aspire à une société plus juste et morale, mais il y parvient par des moyens discutables.

Beat : Élément déclencheur

Le criminel commet un crime qui lui confère un nouveau statut et un pouvoir particulier. Ce crime brise l’ordre établi et force le policier (le protagoniste) à confronter les limites du système superficiel dans lequel il évolue.
Le policier, tout en croyant en la société et ses valeurs (la loi), se positionne au-dessus des autres avec une morale personnelle supérieure. Cela est typique des super-héros et de leur double personnalité.

Dans The Dark Knight, le policier est décliné en trois tons :

  • Blanc : Harvey Dent, l’idéaliste.
  • Gris : Gordon, le réaliste.
  • Noir : Batman, le pessimiste.


L’élément déclencheur est le premier crime commis par le Joker : il vole une énorme somme d’argent à la mafia.

  • Jeu sur le beat (inversion) : Le Joker commet un crime, mais contre des criminels.
  • De plus, il réussit là où Batman échoue initialement, en privant les mafieux de leurs ressources financières.

Philosophie de Batman (Bruce Wayne)

Bruce Wayne perçoit les problèmes de la société mais croit qu’elle mérite d’être sauvée.

Archétype du Joker

Le Joker incarne le magicien et l’artiste.

Beat : Le criminel est révélé

Le Joker explique qui il est.

Beat : Le chat et la souris

Le criminel et le policier s’affrontent, chacun étant d’une intelligence et d’une force égales pour rendre l’histoire captivante. Dans un bon film de crime, le criminel cherche également à rallier le policier à sa philosophie.

Le Joker, dans The Dark Knight, tente de démontrer que sa philosophie — voir la vie comme un jeu et chercher à gagner à tout prix — est la seule valable.

  • Pour cela, il révèle que tous les codes sociaux reposent en réalité sur l’intérêt personnel.
  • Il tend des pièges complexes pour pousser les gens à leurs limites morales, leur opposant leurs désirs les plus profonds.


Exemples :

  • Le Joker menace de tuer des gens tant que Batman ne se démasque pas. Effrayés, les citoyens se retournent contre Batman, bien qu’ils aient applaudi ses actions auparavant.
  • Il force Batman à choisir entre sauver Harvey ou Rachel, montrant ainsi que même Batman ne peut échapper à ses dilemmes moraux.
  • Plus tard, il promet de faire exploser un hôpital si quelqu’un ne tue pas un individu menaçant de révéler l’identité de Batman. Les citoyens, autrefois admirateurs de ce héros, sont prêts à tuer pour protéger leurs proches.


Le Joker démontre ainsi l’hypocrisie et le manque de loyauté des gens.

Beat : La Bataille

Les deux visions philosophiques s’affrontent dans une confrontation finale.

Dans The Dark Knight : le Joker propose à Gotham une variation du dilemme du prisonnier.

  • Deux bateaux — l’un rempli de prisonniers, l’autre de citoyens — doivent choisir de faire exploser l’autre pour survivre.
  • Le Joker veut prouver que, sous la pression, les individus révéleront leur égoïsme.


En parallèle, Batman enfreint une règle sociétale majeure en utilisant un outil de surveillance de masse pour retrouver le Joker.

  • Contrairement au Joker, Batman croit en l’humanité et pense que les passagers des bateaux feront un choix désintéressé. Il semble avoir raison lorsque les deux groupes refusent de déclencher l’explosion.
Beat : Révélation personnelle

Trois conclusions possibles dans le genre crime :

1. La société est réaffirmée : Positive, le policier avait raison, la vie reprend son cours, et il retrouve sa foi en la loi.

2. Le criminel gagne : Négative, le policier échoue et la société se révèle indigne.

3. Un compromis moral (The Dark Knight) :

  • Le criminel a en partie raison. Le policier doit modifier sa morale pour maintenir son espoir en la société.
  • Le Joker, ayant corrompu Harvey Dent, prouve que même le plus vertueux peut sombrer. Harvey renie ses convictions et adopte la philosophie du chaos, déclarant que seul le hasard est véritablement juste.
  • Pour préserver l’espoir, Batman et Gordon mentent, dissimulant les échecs moraux révélés par le Joker.


Ainsi, Batman ne peut résoudre son dilemme intérieur : abandonner Batman tout en croyant en une société meilleure. L’arc narratif de Batman reste inachevé, ce qui est logique puisqu’une suite est prévue.